Evaluation des pairs : comédie ou tragédie ? 

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L’entreprise vient de dévoiler le processus d’évaluation par les pairs. Pour étayer son auto-évaluation, chaque salarié sollicitera un retour formel de la part de ses collègues. Tout le monde sera sollicité à un titre ou un autre, tout au long de l’année. En termes de simplification, on a fait mieux. Sans compter la tension qui sera inévitablement induite. 

La littérature aide, depuis toujours, à comprendre la complexité de l’esprit humain et de la société. Des pièces aussi incontournables que Le Misanthrope ou Cyrano de Bergerac, ont pour socle commun le constat que pour être vivable une société doit assumer une forme de bienveillance par la discrétion, l’amabilité voire le mensonge. Les adeptes de la vérité nue que sont les personnages principaux de ces pièces, et qui dénoncent les travers de leurs proches, y meurent soit socialement dans l’exil, soit réellement.  

A l’encontre de cette expérience, le nouveau processus d’évaluation des salariés leur demande de solliciter l’opinion de leurs « pairs » régulièrement sur leur travail. On peut craindre un résultat peu convaincant : 

  • Les personnes conscientes que la diplomatie est essentielle pour faire société, feront des tours de passe-passe verbaux pour conserver intacte la relation avec leurs collègues – par exemple ne parler que des points positifs… ce qui ne sera d’aucune utilité pour traiter des difficultés.  
  • Les fervents adeptes du parler « vrai », ou les maladroits verbalement, ne vont pas se faire d’amis,
  • D’aucuns aussi francs que diplomates, perdront un temps considérable pour écrire en 3 lignes un retour qui ne soit nullement offensant et dégage des pistes de progrès.  

De plus, qui est mieux placé que les managers d’évaluer ses équipiers ? Ils sont formés et payés pour faire progresser les personnes dont ils ont la charge, pour dire les choses difficiles. L’enquête avancer ensemble les incite à bien doser et argumenter leurs propos et surtout ils disposent souvent de renseignements personnels (maladies, incidents de la vie, handicaps) qui les aident à contextualiser leurs évaluations. Or sans contexte, une évaluation négative n’est pas un jugement, c’est une injustice.  

Avant de généraliser le système, il aurait été pertinent de le tester sur un petit périmètre en collaboration avec les représentants des salariés pour en évaluer l’intérêt comme les dangers. Nous l’avions déjà demandé en janvier. Ce n’est pas trop tard, la Cfdt ne demande qu’à être convaincue, dans les faits, du bien-fondé de cette réforme. Mais l’enfer étant pavé de bonnes intentions, sous l’hypothèse osée que tout le monde il est beau, tout le monde il est Icare, il serait bon de ne pas transformer l’entreprise en un huis clos infernal où chacun est évalué par tous en permanence.         

Chris Boyer, élu suppléant du CSE de Clermont-Ferrand

4 commentaires

  1. en phase avec tes commentaires il est nécessaire de créer les bonnes conditions en équipe , en identifiant par exemple les pièges intrinsèques à cette démarche, avant de lancer la démarche sans filtre
    Je rajouterais tout de même sur le coté « pour » que les pairs peuvent être beaucoup plus pertinents que le manager sur certains points , les points métier en particulier , le savoir être entre collègues également. Avoir plusieurs yeux pour évaluer la performance reste un moyen de limiter les injustices perçues et de valoriser les personnes avec plus d’équité, si elle est organisée avec les précautions nécessaires.

    1. Merci Jean-Sébastien – Nous sommes en phase. Pour le côté pour je pense que cela se pratique déjà à l’oral et que cette « matière » est retravaillée par le manager pour le rendre entendable pour le salarié. Personnellement, quand je suis content d’un travail avec un collègue, je n’hésite pas à le lui dire voire par écrit avec son manager en copie. Si les personnes sont « Icare » et formés pour cela, c’est une démarche intéressante mais cela demande un changement de culture surtout en France où l’art de la critique négative est si bien développée entre autres caractéristiques culturelles locales qui peuvent rendre cette pratique « sans les précautions nécessaires » problématique. Encore merci pour ton retour, cela nous aide à mieux affiner notre position.

  2. « qui est mieux placé que les managers d’évaluer ses équipiers ? » vous faites ici une généralité avec laquelle en tant que manager je ne suis pas du tout d’accord. Les managers d’aujourd’hui ne sont plus les managers experts métier d’hier (typologie de managers que de nombreux salariés ne veulent plus). L’évaluation des compétences métiers est donc très pertinente par ses pairs possédant de l’expertise (une façon de les valoriser d’ailleurs). L’évaluation des compétences comportementale est très pertinente par les managers dans le cadre de ce qu’ils peuvent observer (interactions dans leur équipe par exemple) ou capter par leurs réseaux ou feedbacks), mais aussi par les managers fonctionnels et transverses (ex. : chefs de projets). Enfin, réfléchir à un feedback à faire à un pair est aussi une occasion de réfléchir à ses propres compétences et performances. (tous les parents pratiquent le feedbacks à leurs enfants, je pense que ce n’est pas très différent après avoir approfondi le sujet)
    Le manager est par contre probablement le plus à même de partager une synthese des feedbacks collectés, d’aider son équipier à en faire une analyse pertinente, en jouant le rôle de miroir par exemple.
    Après, bien sûre qu’il n’est probablement pas aussi facile à implémenter ce type de nouvelles pratiques dans tous les environnements et contextes (industrie, tertiaire…). Ce n’est pas encore une généralité, mais ceci se pratique dans de nombreuses entreprises, de toutes tailles et de toutes natures d’activités (je vous invite à lire le livre changing organizations par exemple qui montre des exemples d’entreprises qui mettent en oeuvre ces pratiques depuis très longtemps).

    1. Bonjour Julien. Merci pour votre commentaire avec lequel nous sommes globalement en accord. Un manager transversal semble être un manager dans les termes au moins, qu’il participe à l’évaluation est pertinent et c’est le cas depuis longtemps… qu’on y ajoute des experts métiers dans la mesure où ils ont une vision globale et plurielle, cela n’a rien de troublant si ils ont eu l’occasion de se faire un avis construit. Par un collègue de travail qui n’a pas forcément le contexte, l’expertise et le recul, nous sommes beaucoup plus circonspects. Nous avons des remontées de managers transverses ou directs qui se plaignent déjà du temps qu’ils passent à faire des feedbacks pour des membres d’autres équipes durant le mois de septembre et de la qualité de certains d’entre eux. Ce n’est pas un exercice anodin et cela peut-être destructif de la relation ou pire de l’individu. Demander de la prudence nous parait de bon sens.
      Nous vous remercions également de votre conseil de lecture.

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