La France en pointe pour les lanceurs d’alerte ?

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Cinq ans après la loi Sapin 2, qui a créé le statut de lanceur d’alerte, la France adopte une loi (transposition d’une directive européenne de 2019) qui renforce la protection des personnes concernées. Net progrès : les lanceurs d’alerte pourront désormais s’appuyer sur les associations et les organisations syndicales, reconnues comme facilitateurs d’alerte. La CFDT salue ce texte qui place la France en tête des pays européens en matière de protection des lanceurs d’alerte.

La transposition de la directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte du 23 octobre 2019 n’aura pas été un long fleuve tranquille. Il y a encore quelques mois, en juillet 2021, une vaste mobilisation était organisée afin d’attirer l’attention sur l’importance de faire aboutir le texte – une proposition de loi du député Sylvain Waserman – avant le 17 décembre 2021, date limite fixée à la France pour transposer la directive.

À quelques semaines près, à la mi-février 2022, le texte a été/sera donc adopté (le 8 février à l’Assemblée nationale, le 16 au Sénat) après d’ultimes tractations en commission mixte paritaire, à la fin janvier. Après de nombreux remaniements, la version finale est saluée à l’unanimité, considérée comme porteuse de meilleures protections pour les lanceurs d’alerte. « À travers ce vote, la France se met en position d’être dans le peloton de tête européen en ce qui concerne la protection des lanceurs d’alerte », a même indiqué le secrétaire national Philippe Portier dans un communiqué.

La fin de l’obligation de l’alerte interne

Cinq ans après l’adoption de la loi Sapin 2, qui créait le statut de lanceur d’alerte et donnait un cadre de protection, la nouvelle loi améliore les protections et corrige, au moins en partie, les limites de celle qui l’a précédée… À commencer par les procédures.

Jusqu’à présent, le lanceur d’alerte devait suivre une procédure précise : d’abord, faire obligatoirement un signalement en interne dans son entreprise ou son administration. Ensuite, si aucune suite n’était donnée au signalement d’origine, il pouvait saisir une autorité externe (autorité administrative, judiciaire ou ordre professionnel). En dernier recours, il pouvait procéder à une divulgation publique. Désormais, le lanceur d’alerte ne sera plus obligé de saisir son employeur en premier lieu – une disposition qui pouvait évidemment entraîner des pressions et/ou des représailles, et conduire à étouffer l’affaire (lire l’encadré consacré au témoignage d’Étienne) ; il pourra directement s’adresser à une autorité extérieure. Un décret précisera la liste des autorités compétentes pouvant recueillir et traiter les alertes externes. Le Défenseur des droits devrait également bénéficier d’un rôle renforcé dans l’accompagnement des lanceurs d’alerte.

Les syndicats reconnus comme facilitateurs d’alerte

Deuxième grande avancée : les lanceurs d’alerte pourront s’appuyer sur les associations et les organisations syndicales, reconnues comme facilitateurs d’alerte et protégées à ce titre. « Cette disposition va permettre de lancer l’alerte à la place des individus, de ne pas les laisser seuls et vulnérables, souligne Franca Salis-Madinier, de la CFDT-Cadres, membre fondateur de la Maison des lanceurs d’alerte (MLA). En outre, et même si nous n’avons pas obtenu que les organisations syndicales participent à la négociation concernant la mise en place des canaux internes, les syndicats devront être obligatoirement consultés sur les modalités des signalements et devront donner leur point de vue. »

Des mesures de protection renforcées

Avec la nouvelle loi, les lanceurs d’alerte seront davantage protégés contre les représailles (ce que l’on appelle les « procédures-bâillons ») ; en outre, des sanctions plus lourdes, y compris financières et pénales, frapperont ceux qui cherchent à les faire taire. Le texte consacre également l’irresponsabilité civile et pénale des lanceurs d’alerte, un progrès notable. Ainsi, le lanceur d’alerte ne pourra être condamné même s’il commet un acte illicite (un vol de documents…) en vue de prouver les faits qu’il dénonce mais dont il aura eu connaissance de manière licite. Ainsi, un salarié qui saurait que son entreprise, par exemple, déverse des produits toxiques dans une rivière pourrait subtiliser les documents l’attestant sans pour autant se voir condamné.

Favoriser une culture de l’alerte

Malgré ces avancées, le texte est loin d’être parfait. De nombreux points manquent, entre autres en ce qui concerne la création d’un fonds de soutien financier. « Il faudra d’ailleurs être vigilant au moment de la publication des décrets », précise Franca Salis-Madinier. Tous les acteurs qui ont participé à la mobilisation en faveur d’un renforcement de la protection des lanceurs d’alerte le soulignent : la loi ne résout pas tous les problèmes. « Cette loi nous donne à nous, syndicalistes, de nouvelles responsabilités. Il va falloir former nos militants. Former et informer, cela semble indispensable pour faire avancer la culture de l’alerte en France. L’alerte participe de la responsabilité sociétale des entreprises : la parole qui signale les abus, les dérives qui nuisent à l’intérêt général doit être encouragée et favorisée, non stigmatisée. Les avancées de cette loi doivent se concrétiser », conclut Franca, qui participera, aux côtés des membres de la MLA et de plusieurs lanceurs d’alerte, à une conférence de presse ce 16 février…

Emmanuelle Pirat, journaliste, publié dans Cfdt syndicalisme hebdo

“Les alertes ne peuvent pas se régler dans l’entreprise”

Quand il évoque son histoire, Étienne ne peut réprimer son émotion : « Tout a été fait pour me faire taire, me briser moralement. J’y ai laissé ma famille, ma santé. Mais je suis encore debout. » Ex-cadre supérieur dans un établissement du bâtiment réalisant plus de 100 millions d’euros de chiffres d’affaires par an et employant principalement des ingénieurs diplômés des grandes écoles, Étienne, 52 ans, ingénieur des Ponts et Chaussées, vit un calvaire depuis des années – depuis qu’il a osé dénoncer des pratiques de favoritisme dans les marchés publics et un détournement de fonds publics.

« Au tout début, quand j’ai découvert ces pratiques douteuses couvertes par la direction, je n’ai pas osé parler. Je venais de me marier, mes enfants étaient petits… » Mais un jour, on demande à Étienne de participer à une « combine » et de noter un marché public de manière qu’il soit remporté par un fournisseur privilégié de la direction. Il refuse. Cette attitude lui vaut d’être insulté en public et menacé d’un licenciement pour insubordination. Lorsqu’il écrit au directeur afin de dénoncer une telle pratique, ce dernier l’éconduit. « Dans l’entreprise, nous avions une direction de la déontologie et mis en place une procédure interne, selon les principes de la loi Sapin 2. Mais c’était en fait une coquille vide, une espèce de truc qui permettait surtout d’enterrer les choses. »

Le harcèlement se faisant plus violent, Étienne saisit le CHSCT. « Au final, la situation de harcèlement a été reconnue. Mais mon alerte n’a jamais réellement abouti. On a fait disparaître les preuves, et le directeur qui couvrait les pratiques a été exfiltré avec un chèque de 130 000 euros ! » La Direccte (devenue Drieets, pour Direction régionale et interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités) qu’Étienne a saisie conclut elle-même à l’impossibilité de délivrer un procès-verbal d’infraction à l’encontre de l’employeur puisque la personne incriminée a quitté l’entreprise. « Mais s’ils n’ont pas réussi à me mettre dehors, c’est parce que j’avais un mandat de délégué syndical. Cela m’a permis de tenir bon. D’avoir a minima une protection. »

De cette affaire, qui l’a profondément meurtri, ce militant CFDT a souhaité partager plusieurs enseignements. D’abord prévenir des risques que prend la personne qui dénonce, du chemin de croix qu’elle risque d’endurer et du bannissement dont elle peut faire l’objet à la suite de son alerte. Étienne souligne également les manques évidents de protection vis-à-vis du lanceur d’alerte, « même si, avec la nouvelle loi, la situation sera sans doute meilleure ». Et d’en souligner une importante avancée : le fait que le lanceur d’alerte puisse désormais saisir une autorité extérieure pour révéler les faits. « Les alertes ne peuvent se traiter dans les entreprises, en interne. C’est la meilleure façon d’étouffer les affaires. »

Le témoignage complet d’Étienne figure dans Oser l’alerte – Sortir du silence au travail ?, de Marie-Noëlle Auberger et Jean-Paul Bouchet, Les Éditions de l’Atelier.

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